vendredi 9 février 2024

Armide pour les nuls


Le chantier en cours de notre orchestre baroque (et le terme chantier est en ce qui me concerne tout à fait approprié) est cette année Armide de Jean-Baptiste Lully. Je ne vous fais pas l'affront d'une nouvelle biographie, je suis sûre que vous connaissez déjà celle-là par cœur.

Armide est une tragédie en musique en un prologue et cinq actes, créée au Theâtre du Palais-Royal à Paris en 1686. La musique est de Lully donc, et le livret de Philippe Quinault. C’est la dernière de leurs douze collaborations : JBL meurt de la gangrène l’année suivante et PQ (nos initiales sont à l'image de nos vies en général : injustes) ne lui survivra qu’un peu plus d’un an.

Reprise d'Armide au Théâtre du Palais Royal en 1761


L'oeuvre s'inspire de La Jérusalem Délivrée de Torquato Tasso dit Le Tasse.

C'est l'histoire d'une sorcière magicienne sarrasine à l'époque de la Première Croisade, nièce du roi de Damas (lui-même magicien, qui s'appelle Hidraot ; déjà Armide c'est pas très courant, mais alors là, bravo, quelle créativité).

Après le prologue (qui est très long et n'a rien à voir avec l'intrigue : c'est juste là où l'on loue Louis, ce qui n'a pas servi à grand chose car bien qu'ayant Lui-même choisi le sujet parmi les trois proposés, Il n'y a jamais assisté au grand désespoir de JBL qui ne composait que pour Lui - et pour sa propre gloire évidemment), s'ouvre l'acte I où l'on célèbre la victoire d'Armide sur les chevaliers croisés de Godefroy de Bouillon  (vu la profession de la dame, on se doute bien que cette victoire n'a pas été tout à fait acquise à la loyale et qu'elle a pu bénéficier d'une aide quelque peu surnaturelle, ce qui augure parfaitement de la suite de l'histoire).

Tous les Croisés sont donc faits prisonniers, sauf un : le vaillant Renaud (le Rinaldo de Haendel), le funeste ennemy envers qui les sentiments d'Armide sont partagés entre l'admiration et la détestation. Tonton Hidraot aimerait bien qu'elle se marie, mais c'est en stand-by car elle ne veut épouser que celui qui vaincra Renaud. Sur ce, l'indomptable se permet de libérer ses petits camarades (aka les esclaves d'Armide). Et du coup, elle le HHHait (les H relatifs à toutes les nuances de Haine sont très expirés dans cet opéra).


À l'acte II, Renaud erre dans la campagne verdoyante (si si, les bords du Jourdain sont parfaitement verdoyants) après s'être fait virer par Godefroy pour avoir occis un collègue (oups)Armide invoque les démons pour l'aider à coincer le petit gars qui s'endort sur le gazon. Mais mais mais, au moment où elle s'apprête à lui perforer les organes, elle se rend compte qu'il n'est pas trop vilain et elle choisit finalement de le rendre amoureux grâce à ses fidèles démons travestis en zéphyrs, qui les transportent tous les deux dans le désert.


Dans le désert et à l'acte III, Armide est devenue raide dingue de Renaud. Au début, il s'en fout, mais les sorcifiques enchantements finissent par en avoir raison. Ben oui, mais c'est pas du vrai amour, c'est de la triche. Armide convoque donc la HHHaine pour la débarrasser de cet amour importun. Et puis elle change d'avis : on ne peut l'en défaire sans lui arracher le cœur (donc si vous avez tout bien suivi : peut-être que oui ou peut-être que non, et puis non, mais quand même oui, mais non, mais finalement oui).

À l'acte IV, deux potes de Renaud, Ubalde et le Chevalier Danois, partent le chercher dans le désert avec des objets magiques qui leur permettent de dissiper tous les leurres et autres créatures infernales qui tentent de leur barrer le passage (je passe rapidement, on n'en joue qu'un tout petit bout).

Et nous voici enfin à l'acte V : c'est maintenant Renaud qui est dingue d'Armide, mais avec elle c'est toujours pareil, c'est un coup oui, un coup non. Ubalde & le Danois délivrent Renaud de son amour factice à l'aide d'un bouclier de diamant (Note : toujours en avoir un sur soi, ça sert tout le temps). Armide le supplie de rester, mais Renaud s'en va quand même.

Sur ce, les Démons détruisent le palais enchanté et Armide part sur un char volant (on a été obligé.es de renoncer au char volant vus nos modestes moyens : notre Armide devrait partir en trottinette).

Charles Antoine Coypel : la destruction du palais d'Armide (1737)


Comme on l'a vu, cet opéra est considéré comme l'ultime achèvement de la collaboration entre Lully et Philippe Quinault. Bon. On n'est peut-être pas très bon.ne.s juges vu de notre époque, mais l'écoute des textes fait un peu rigoler. Il y a quelques perles qui de plus rentrent très très bien dans la tête, d'autant que c'est souvent répétitif (chanté plein de fois par le soliste, repris plein de fois par le chœur). Ça permet d'introduire quelques savoureuses formules dans notre langage courant, formules très faciles à placer en maintes occasions. 

Je vous en offre un petit florilège :

- Chantons, chantons la douceur de ses loix, chantons, chantons ses glorieux exploits
- Peut-on le connaistre et ne l'aimer pas ? (très simple à adapter en changeant le pronom)
- Et qui peut estre heureux si vous ne l'estes pas ?
- Armide est encor plus aymable qu'elle n'est redoutable
- Poursuivons jusqu'au trépas l'Ennemy qui nous offence
- Venez venez, HHHaine implacâble, sortez du gouffre épouventâââble
- Plus on connoist l'Amour et plus on le déteste
- Brisons ses traits, esteignons son Flambeau (comme quoi on n'a rien inventé avec Koh Lanta)
- Si l'amour ne causoit que des peines, les oyseaux amoureux ne chanteroient pas tant (ajouter les trilles et toute ornementation typique de la musique baroque française que vous jugerez appropriée)

Oui bon, lu comme ça, ça ne donne pas grand chose : il faut l'imaginer chanté avec emphase, en roulant les R et avec l'accent du XVIIe (siècle).


En ce qui concerne ma propre future prestation, je me retrouve en violon 1, mais avec trois flûtes et quelques changements acrobatiques d'instrument entre deux morceaux, et des fois je délaisse le violon à trous pour des solos (soli ?) de flûte.

On a beau faire des grosses coupes pour ne pas que ça dure trois heures, ça fait quand même une trentaine de passages à jouer, certains courts, certains longs, certains deux fois, certains faciles, certains avec des rythmes franchement abusifs :

Y a des liaisons partout !

(pour l'entendre : https://www.youtube.com/watch?v=lIJBCiZckcA)

Et puis certains avec des changements de mesure en pagaille (on a l'impression qu'il a voulu utiliser tout le catalogue) : 


(pour l'entendre : https://www.youtube.com/watch?v=L2IhqQcPFJA, à 2:45)

L'explication officielle est qu'à l'origine ce n'était pas mesuré du tout mais que les notes se contentaient de suivre le chant et qu'on n'avait pas besoin d'en écrire plus. Quand il a fallu faire un truc bien propre on a été obligé de rajouter des changements de mesure pour qu'il y ait le bon nombre de notes dans chaque case. Ceci dit, sur le manuscrit de la deuxième édition de 1761, il y a déjà tous ces changements de mesure:


Alors au début, n'ayant en ma possession que le prologue et le Ier acte, j'ai cru naïvement que ce serait facile (genre ouais bon c'est du Lully, Ta-ta-tatam-tam-tam), mais au final y a quand même des passages un peu tricky. Je trouve assez difficile de s'approprier cette œuvre copieuse même si on ne joue pas tout, il y a beaucoup de passages qui se ressemblent, beaucoup de "remplissage" dans l'accompagnement des chanteurs et au niveau de l'intrigue il ne se passe quand même pas grand chose ce qui ne rend pas le repérage très aisé. Mais à force de l'écouter (en boucle et, une fois bien dans la tête, même la nuit), j'ai l'impression que je vais peut-être m'en sortir. 

Si ça vous dit et que vous êtes dans le coin, la restitution publique de notre travail est prévue mardi (soir) 18 juin à l'auditorium du Conservatoire de Sarcelles, et c'est gratuit.


On ne va quand même pas se quitter sans écouter LE tube (que j'ai déjà réussi à caser ici il y a quelque temps) d'Armide : la Passacaille. Et franchement, rien que pour ça, ça vaut le coup. Il y en a des tonnes de versions sur Ioutub, je vous ai donc déjà mis celle de La Petite Bande, voici celle du film Le Roi Danse (à voir absolument si ce n'est encore fait)



Vous pouvez écouter l'œuvre complète ci-dessous dans la version de Christophe Rousset et ses Talens Lyriques, mais attention, ça dure pas loin de deux heures trente :



Par pur hasard, les Talens Lyriques donneront d'ailleurs Armide à l'Opéra Comique la même semaine que nous. Si vous ne devez voir qu'un seul des deux spectacles, je vous conseille le nôtre (moins long, et gratuit), mais vous pouvez très bien aller écouter les deux.

mardi 30 janvier 2024

Jouer par cœur : merci Nicolas ?

Un de mes (multiples) complexes de musicienne est de ne connaître quasiment aucun morceau par cœur

crédit: fr.heartfulness.org

Je n'ai de ce fait pas grand chose à jouer pour des amis ou une assemblée conviviale quelconque, d'autant que mes talents d'improvisation sont pour le moins limités (leur amélioration était l'un de mes objectifs de l'année dernière, et je suis au regret d'avouer qu'il me faudrait le reconduire cette année). Impossible pour moi de me rendre à la fête des voisins flûte en poche et les doigts dans le nez (ni d'ailleurs l'inverse) et de régaler un auditoire ébahi. C'est à la limite possible en apportant un pupitre et des partitions, mais le sympathique côté impromptu en prend un sacré coup (le côté pratique aussi).

Mais pourquoi dit-on apprendre par cœur et non par cerveau ? C'est un héritage de l'Antiquité où l'on considérait le cœur comme le siège de la conscience humaine, et donc de l'intelligence et de la mémoire en plus des émotions et du courage. Au Moyen-Âge, par cœur signifiait "par la pensée". L'expression en elle-même nous arriverait tout droit du XIIIe siècle, popularisée au passage par Rabelais dans une lettre de Gargantua à Pantagruel ("Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie.").


Mon cœur (cet incapable) a donc fait un bond de joie en constatant la parution de la dernière (qui date un peu maintenant mais cet article est resté en plan pendant plusieurs semaines mois) vidéo de Nicolas Rosenfeld sur sa chaîne Curiosités Musicales (que je vous recommande vivement)


Votre œil attentif n'aura pas sans doute pas manqué de noter la locution "aux examens". J'avoue pour ma part m'être ruée pleine d'espoir sur le visionnage sans prendre garde à cette légère restriction.

Mais que nous dit Nicolas dans cette vidéo ?

D'abord, qu'apprendre à jouer sans partition est utile et même très important. Je me fais donc recaler d'entrée. Ça sert entre autres pour apprendre l'improvisation (ahem), en ensemble pour pouvoir lever le nez de la partition pour mieux échanger avec ses camarades,...

Il ajoute que pour que cela soit possible et confortable, il faut d'abord instaurer un climat de confiance et de bienveillance pour que le musicien ne se sente ni menacé ni jugé : ce serait donc tout le contraire d'un examen.

Nicolas souhaite donc remettre en cause l'obligation de jouer par cœur en public dans un certain nombre d'examens et concours, et j'ajouterai pour ma part, sur certains instruments. 

Et quels sont donc ses arguments ?

- Jouer à un examen demande de contrôler tout un tas de choses en même temps comme les doigts, le souffle, les notes, les nuances, le rythme : travailler tout ça demande déjà énormément de temps ; faut-il vraiment y ajouter l'apprentissage par cœur qui représente finalement peu d'intérêt musical ?

- Le fait de jouer sur scène est en soi très stressant, on se sent vulnérable, on a peur de se planter devant tout le monde : pourquoi donc rajouter un facteur de risque en obligeant les élèves à jouer sans filet ? Surtout que ces conditions de stress peuvent générer d'horribles trous de mémoire même si on connaissait le morceau sur le bout des doigts (ahah) : on reste bloqué, on tourne en rond, on n'a rien pour se raccrocher et reprendre le cours de l'histoire, et au final l'examen n'aura servi à rien alors que les qualités musicales de l'examiné ne sont pas (forcément) en cause.

- Il suffit d'une seule mauvaise expérience comme celle décrite ci-dessus pour créer un traumatisme qui lui-même engendrera encore plus de stress et paf, le cercle vicieux.

- La mémoire peut faiblir avec l'âge, pouvant pousser de brillants interprètes à renoncer à se produire en public. Dommage, non ?

- Lorsqu'on a appris une oeuvre par cœur, elle est en quelque sorte figée et il devient difficile de changer son interprétation sous peine de tout faire s'écrouler : un changement de doigté et pouf ! c'en est fait de la mémoire digitale.

- Apprendre par cœur, ça s'apprend ! Comme pour le théâtre, il y a des techniques spécifiques, auxquelles les profs de musique ne sont pas formés, et qu'ils ne peuvent donc pas transmettre. On exigerait donc des élèves quelque chose sans leur donner la méthode pour y parvenir ?


Il s'agirait donc d'une pratique inutile et néfaste qui ne servirait au final qu'à une poignée de futurs virtuoses : se pourrait-il qu'elle soit imposée par les conservatoires dans une perspective élitiste, au détriment de la grande majorité des élèves ?


Et pour info, le fait de jouer par cœur n'est pas du tout ancestral, mais apparaît à l'époque romantique (milieu du XIXe) et c'est la faute à Clara Schumann et surtout à Franz Lizst (l'inventeur du récital), auquel on n'a pas du tout envie de se comparer. Et comme on joue de la musique ancienne, on n'est pas concerné.e.s.

Ce n'est qu'un résumé et je vous engage à aller visionner la vidéo de Nicolas, ainsi d'ailleurs que toutes celles de sa chaîne.



Vous pouvez lire l'article cité dans la vidéo sur le site de Radio-France ici.

lundi 29 janvier 2024

On est encore en janvier...

 ... et je ne suis donc pas encore en retard pour vous souhaiter une année 2024 musicalement éclatante, éblouissante, harmonique et collaborative, parce que jouer ensemble ça rend heureux :-)